LES ASSISES INSIDE – Entretien avec Vaquette

Trois mois après la parution de Les Neuf Salopards, on a interviewé T.-E. Vaquette par email au sujet de son livre. Ceci en attendant impatiemment la sortie du prochain tome de son deuxième roman.

Pour présenter vite fait sa dernière publication, on dira qu’il s’agit d’une œuvre hybride, à la croisée du témoignage, du pamphlet et de l’essai littéraire. Drôle, provocatrice, instructive mais aussi très dure, elle traite d’un sujet difficile : celui de l’auteur en personne contraint d’assister à un procès d’assises en tant que juré, et qui témoigne des affres du système judiciaire.

Vaquette, on ne le présentera pas plus ici. Celles et ceux qui veulent en savoir davantage peuvent consulter sa bio. Ou lire des reviews de son ouvrage sur Sens Critique.

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I. Salut Vaquette ! Avant de t’interroger à propos de ton témoignage de juré, on voulait te demander pourquoi avoir republié (en bonus) un texte et des pensées de Émile Henry ? Émile Henry, un amour de jeunesse vaquettien ?

En quelque sorte… C’est un petit bouquin qui m’avait fait de l’œil dans la bibliothèque d’un copain (à cause du titre : Voilà pourquoi j’ai frappé dans le tas, ça donne envie, non ?). Je l’avais beaucoup aimé, j’avais alors cherché à l’acheter mais il n’était plus publié. J’ai essayé de le taxer à ce copain mais, comme il tenait à conserver son exemplaire (je le comprends), il me l’avait alors intégralement photocopié. J’ai gardé précieusement cette photocopie que je relisais de temps en temps avec enthousiasme et, depuis que, en quelque sorte, je suis devenu éditeur (en autoproduisant mes propres bouquins), je me suis dit que ce serait une bonne idée, un jour, de le proposer aux lecteurs dans la mesure où il est toujours introuvable en librairie. Et il m’a semblé que le thème de mon nouveau bouquin se prêtait très bien à l’ajout de ce bonus.

II. Tu le racontes en détails dans Les Neuf Salopards mais est-ce que tu pourrais brièvement présenter ce qui t’a motivé à l’écrire et à le publier ?

J’ai été tiré au sort pour être juré d’assises. C’est une expérience suffisamment rare et forte pour qu’on puisse considérer qu’elle est intéressante à relater. D’autant plus lorsque le juré en question est un peu écrivain sur les bords et, surtout, qu’il ne partage pas une vision, disons…, normale (majoritaire, consensuelle, etc.) de la société. En arrivant au tribunal, j’avais donc déjà ce projet potentiel caché dans un coin de la tête. Là-dessus, l’affaire que j’ai eue à juger a accouché d’un verdict que je considère comme injuste, et expliquer précisément pourquoi dans le bouquin et tenter d’en convaincre le lecteur donnait, me semble-t-il, une certaine pertinence à mon témoignage. Sans compter que la marginalité sociale (et la manière dont la société (justice, psychiatres, etc.) la traite) était au centre de ce procès et que c’est un sujet dont je me sens plus proche que d’autres (mon dernier roman raconte, par exemple, la vie d’une prostituée). Ajoute à ça, pour finir de me décider à écrire ce bouquin, que cette marginalité rend cette affaire peu intéressante aux yeux du grand public (la presse locale ne l’a quasiment pas traitée lorsqu’un autre procès de la même session mettant en scène un islamiste a, lui, été très abondamment relayé), et je me suis dit que, si ce n’était pas moi qui m’y collais, il y avait peu de chances que beaucoup d’autres personnes investissent leur temps à raconter le parcours de vie d’une semi-clocharde envoyée à tort en prison.

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« MON BOULOT, CE N’EST PAS D’ASSENER DES VÉRITÉS, MAIS DE BROCARDER LES DOXAS DE L’ÉPOQUE »

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III. Page 30, tu évoques « les constructions sociales genrées traditionnelles » qui expliqueraient « la sous-représentation remarquable des femmes » dans les jurys. Peux-tu en dire un peu plus ?

C’est très simple (ou très compliqué ?). Bien qu’en théorie, il soit obligatoire d’accepter la charge de juré d’assises lorsqu’on a été tiré au sort, dans la pratique, il est assez facile de l’esquiver. Or, dans notre groupe (mais il me paraît logique d’imaginer que notre exemple soit généralisable à toutes les cours d’assises), beaucoup, beaucoup plus de femmes que d’hommes se sont dérobées. Il n’est pas difficile d’y voir le produit d’une assignation de genre : « Aux hommes, la charge virile dassumer les décisions et de donner des coups de matraques ; aux femmes, fragiles et sensibles – comprendre : faibles et non agentives –, le devoir de consoler, pas de punir… »

IV. Au chapitre IV, tu discutes du processus de récusation…

La récusation, c’est la possibilité, pour à la fois l’avocat général et l’avocat de la défense, de refuser la présence dans le jury d’un certain nombre de jurés sans avoir à justifier le moins du monde leur décision. En creusant un peu, disons que ça a été l’occasion pour moi d’aller dénicher, derrière une procédure qui pourrait sembler neutre, des mécanismes de construction de… l’ordre social (je laisse le lecteur découvrir cela dans le bouquin, je tease juste en donnant le sous-titre du chapitre en question : Dégage, l’assistante maternelle !…).

V. Qu’est-ce qui t’a fait penser que l’avocat général se foutait de cette affaire « de clochards » pour reprendre tes mots ?

Le hasard a fait que j’étais assis juste à côté de lui durant tout le procès. J’ai donc pu l’observer, et tout dans son attitude (ou le choix de sa garde-robe…) m’a donné clairement cette impression. Par-delà, plus objectivement, il était le premier dans l’ordre hiérarchique des avocats généraux, c’est donc lui, en personne, qui a choisi cette affaire, laissant les trois autres à ses subordonnées. Donc, soit il voulait se réserver le grand procès médiatique et il aurait très évidemment choisi celui de notre islamiste qui décapitait les vieilles dames mécréantes à la scie à métaux, soit, s’il a opté pour cette affaire de loin la moins retentissante des quatre, c’est parce que, sans doute proche de la retraite, il n’avait pas très envie de s’investir dans cette session d’assises – CQFD.

VI. Tu écris que la société place l’accusée sous curatelle car elle est incapable de gérer son argent, mais qu’elle la juge responsable au moment de répondre de ses actes devant une cour d’assises. On nage dans la contradiction complète là, non ?

Je n’ajoute rien : tu as tout résumé, et j’invite le lecteur, ici comme dans le bouquin, à réfléchir à ce genre de… perceptions qu’a la justice de la réalité qui, les unes après les autres, dessinent un ordre social plutôt qu’un autre.

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« LES EXPERTS PSYCHOLOGUES ENFONCENT LES ACCUSÉS (…) AU LIEU DE CHERCHER À RÉVÉLER LEUR PART D’HUMANITÉ »

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VII. Lors dune parenthèse, tu mentionnes que les proches de la victime ont réclamé la chaîne et la bague en or de cette dernière à l’accusée. Des lignes qui donnent autant la nausée que l’épisode « T’as d’jà eu l’gosse, alors moi, j’prends l’piano » de ton spectacle mythique J’veux être Grand & Beau

Comme dit Xanax (des Svinkels) : « C’est moche, mais les hommes sont mauvais, monsieur l’pasteur… »

VIII. Le chapitre sur le passage de la victime à l’hôpital est peut-être le plus éprouvant du livre. Tu le résumes en quelques lignes ?

C’est, au fond, le centre de notre affaire. La victime reçoit deux coups de couteau très peu profonds de sa compagne, deux marginaux en état d’alcoolémie avancé. Il est emmené à l’hôpital et placé dans un… box SDF (c’est le vrai nom !) avant d’en être dégagé dès le lendemain matin avec un diagnostic sans appel : il n’a rien du tout ! Sauf que…, quelques jours plus tard, il meurt chez lui et la justice tient pour responsable sa compagne (qui, donc, se retrouve aux assises pour ce crime) sans jamais avoir enquêté du côté de l’hôpital ! J’espère convaincre le lecteur (comme je l’ai été moi-même durant l’audience, comme son avocat l’a plaidé, comme l’avocat général lui-même en a semblé convaincu, etc.) que si ce sont les coups qu’elle lui a portés qui ont provoqué sa mort, alors il était de la responsabilité pleine et entière de l’hôpital de détecter sa blessure et de la soigner (ou, au minimum, de le garder en observation le temps d’éviter tout risque de complication). Mais, malgré ces évidences exposées à l’audience, elle a été condamnée à de la prison ferme, alors que les médecins qui ont laissé sortir la victime n’ont jamais été inquiétés – ça ressemble pas mal à une injustice, non ?

IX. Tous incompétents les psychologues et les psychiatres au service de la Justice ? Ou tous choisis pour enfoncer les accusés ?

Les deux, mon colonel ! Et ça rejoint d’ailleurs ce que m’a appris l’observation de la société (en général, et des milieux culturels en particulier…) : l’incompétence est beaucoup, beaucoup moins un problème aux yeux des responsables que le fait de ne pas respecter les hiérarchies et les règles du jeu social. Du moment que les experts psychologues enfoncent les accusés (comme tu dis) au lieu de chercher à révéler leur part d’humanité et de questionner les causalités profondes qui les ont envoyés devant un tribunal (quitte à faire le procès de la société…), bah !, ils peuvent bien être incompétents, tout le monde s’en fout un peu.

X. Pourquoi tant de vannes sur l’inclusivité ? Vaquette serait inclusivophobe ?

J’ai mis pas mal de temps à trouver le ton juste pour ce bouquin. Il fallait bien évidemment être en partie sérieux parce que, quant au fond (cf. les questions précédentes), tout ce que je raconte donne plus envie de pleurer que de rire. Mais justement à cause de la noirceur du propos (et sans doute aussi parce que j’ai grandi en lisant le Charlie Hebdo de Choron – pas celui de Val…), j’ai trouvé qu’il était bienvenu d’ajouter une dimension très légère, très délirante, très potache pour offrir au lecteur des soupapes de décompression. Je me suis donc employé à laisser le plus souvent possible ma plume partir là où elle le voulait sans trop chercher à la contrôler, quitte à prendre le risque du too much, voire du grand n’importe quoi. Eh bon !, alors que je partageais un extrait du bouquin en cours d’écriture sur les réseaux sociaux, un Twittos m’a balancé « Gnagnagna ! Tu pourrais être plus inclusif quand tu dis ça ! Gnagnagna… » Eh hop !, aussitôt lu, aussitôt fait, j’ai rebricolé ma phrase pour gentiment me moquer de ce genre de politiquement correct et j’en ai fait un running gag dans la suite du bouquin. Il n’y avait vraiment aucune intention derrière tout ça si ce n’est de faire sourire le lecteur avec un peu de provo, et j’aurais tout à fait pu partir sur un autre délire à cet instant-là.

Après, sois rassuré, j’assume totalement et je ne peux que répéter une fois encore que mon boulot, ce n’est pas d’assener des vérités, mais de brocarder les doxas de l’époque, et il me semble assez incontestable que, sans remettre en cause la légitimité bien réelle du combat pour l’égalité des personnes quelles que soient leur race, leur sexe, leur orientation sexuelle, etc., le diktat de l’inclusivité dans certains milieux prend aujourd’hui trop souvent une forme ridicule dans laquelle (comme dans beaucoup d’autres militantismes…) la susceptibilité de tel ou telle semble être le seul enjeu.

XI. La censure est également évoquée dans un chapitre…

Le président de la cour d’assises ainsi qu’un de ses deux assesseurs ont cru bon de me prendre entre quatre yeux, l’un puis l’autre (il devait se douter de ce qui allait arriver…), pour m’expliquer qu’en écrivant ce bouquin, je risquais, pour violation du secret du délibéré, un an de prison et quinze mille euros d’amende (pour un livre !).

Ajoute à ça que les consultations d’avocats à l’époque de mon premier roman (cf. ma série de vidéos Une histoire de censure pour ceux qui veulent tous les détails – édifiant !) m’avaient appris qu’on n’a pas le droit de rire de tout en France, et il était facile d’imaginer que ce nouveau bouquin truffé de provos de bon goût puisse être poursuivi pour injures, outrages, diffamations, apologies, etc.

Or, quand tu n’as pas (ce qui est malheureusement mon cas…) les moyens de payer des amendes à répétition pour des sales vannes qui feront éventuellement rire tes lecteurs, mais surtout pas les juges, la prudence te conseille de ne pas sortir ton bouquin. Et ce que je dis ici est au moins aussi vrai pour les éditeurs qui ne sont jamais chauds pour publier ce genre de livre qui déborde du cadre… Bref, comme je l’explique dans les vidéos sus-citées, la censure réelle se situe là, dans une autocensure prudente de quasi tout le monde, rarement, au final, dans des interdictions de publier ordonnées par les tribunaux – la preuve (je croise les doigts), je n’ai toujours reçu aucune convocation du parquet…

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« J’AI VU DES JURÉS QUI ONT PRIS DU PLAISIR À CONDAMNER DES ÊTRES HUMAINS »

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XII. Le système de procédure pour déterminer la peine est selon toi assez malin. En quoi est-il « un leurre » (pour te citer) ?

C’est très difficile d’expliquer ça ici de façon à la fois brève et convaincante. Je renvoie donc les lecteurs au bouquin. Disons, pour résumer à la truelle, que le président nous l’a présenté comme structurellement favorable à la défense, alors qu’en y réfléchissant un peu sérieusement, ce n’est aucunement le cas ! Encore un des nombreux mécanismes qui construisent, comme on a dit déjà ?, un ordre social plutôt qu’un autre…

XIII. Penses-tu qu’il existe vraiment chez beaucoup trop d’humains une jouissance à « surveiller et punir » ? Si oui, sur quoi te bases-tu précisément ?

Pour te répondre sérieusement, scientifiquement, il faudrait que je m’appuie sur des études sociopsychologiques qui me semblent difficiles à réaliser (encore que, si la fameuse expérience de Milgram a été possible, pourquoi pas étudier l’éventuelle augmentation du taux de sérotonine des jurés d’assises au moment du vote du verdict…).

Il s’agit donc uniquement d’un ressenti qui ne s’appuie sur rien de vraiment précis. Si ce n’est l’histoire qui est remplie de lynchages, de badauds qui jettent des fruits pourris sur des condamnés enchaînés à un pilori, de femmes tondues, de spectateurs qui se massent au pied des bûchers, des potences ou des guillotines, etc., etc., etc.

Pour revenir plus précisément à notre affaire (et à ta question), être juré d’assises, c’est (aussi) vivre pendant plusieurs jours en vase clos dans une immense tension nerveuse et une très grande proximité avec les autres jurés. Alors, forcément, on parle entre nous, beaucoup. Et je prétends avoir développé un sens de l’humain suffisant pour affirmer que, oui, j’ai vu des jurés qui ont pris du plaisir à condamner des êtres humains. Peut-être que c’est moi qui suis bizarre, mais j’avoue, sans frime, que ça me dépasse…

XIV. L’accusée a été condamnée à cinq ans de prison. Vu les circonstances décrites tout au long de ton livre, c’est très cher payé, non ?

C’est ce qu’il me semble. Et, par-delà la dimension provo et pamphlétaire du bouquin, je pense être suffisamment objectif sur la narration des faits pour que le lecteur (ainsi que la lectrice et le trans ou l’intersexe qui lisent ce livre – hyper inclusif, ça te va comme ça ?) puissent se faire une idée juste par eux-mêmes. Pour l’instant, les retours que j’ai me laissent penser que j’ai été convaincant…

XV. Tu indiques page 162 que « tout est fait pour conduire à la fabrique d’un consensus conforme à ce que l’institution judiciaire attend. » C’est-à-dire ?

De nouveau, c’est très difficile d’expliquer ça ici de façon à la fois brève et convaincante. Il y a un certain nombre de mécanismes psychosociologiques, certains subtils, d’autres plus directifs, dans un jury d’assises mais, de façon plus générale, dans l’ensemble de la vie sociale, qui incitent au conformisme et dissuadent la déviance. Je renvoie une fois encore les lecteurs au bouquin s’ils veulent mieux comprendre de quoi je parle ici.

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« LES JUGES OU LES AVOCATS GÉNÉRAUX SONT CULTURELLEMENT ET SOCIOLOGIQUEMENT TELLEMENT ÉLOIGNÉS DE CEUX QU’ILS DOIVENT JUGER, QUE LA COMPRÉHENSION ET L’EMPATHIE À LEUR ÉGARD SONT TRÈS ILLUSOIRES »

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XVI. La « justice de classe » n’est donc pas un fantasme de complotiste ?

Non. De ça, j’en suis encore plus convaincu en l’ayant vécu de l’intérieur. « Selon que vous serez puissant ou misérable, les jugements de cour vous rendront blanc ou noir. » Je ne dis pas que rien n’a changé depuis La Fontaine mais, quant à l’essentiel, sur ce point, l’évolution n’est pas aussi spectaculaire qu’on pourrait le souhaiter. De là à parler de complotisme, c’est une manière de penser qui, ici comme ailleurs, ne peut qu’éloigner de la vérité. Concrètement, dans notre affaire, le ministre de la Justice (ou des Illuminati juifs, homosexuels et francs-maçons…) ne donne pas des ordres au parquet pour que la société condamne plus impitoyablement les clochards que les bourgeois honnêtes. Mais ce que j’essaye d’expliquer en revanche dans ce bouquin, c’est que les juges ou les avocats généraux sont culturellement et sociologiquement tellement éloignés de ceux qu’ils doivent juger, que la compréhension et l’empathie à leur égard sont très illusoires. On pourrait ajouter également, par exemple, que la maîtrise des outils de pensée et de langage (dévolue généralement aux… classes supérieures) permet de mieux se défendre tout au long de la procédure, ou que le rôle de l’avocat m’a semblé déterminant quant à la sévérité ou non de la peine, et qu’être assisté par un bon avocat, c’est (très) souvent une affaire de relations et d’argent, etc. (il y a des tas d’autres mécanismes encore, je ne les liste pas tous : on pourrait par exemple parler aussi et entre autres du racisme inconscient qui fera que, intuitivement, un Karim B. semblera plus naturellement coupable qu’un Mathieu V. aux yeux d’une majorité de personnes en général, et de juges en particulier…), voilà toute une suite de causalités qui – sans avoir besoin d’aucun complot décrété d’en haut par des démiurges dissimulés derrière des masques – construisent très naturellement une justice de classe.

XVII. Comment expliquer qu’aucune association féministe n’est venue en aide à l’accusée ? Cette dernière n’était donc pas « assez présentable » (pour te citer de nouveau) ?

C’est exactement ce que je pense ! Et ça rejoint d’ailleurs ma réponse précédente. Exactement les mêmes faits mais commis par une, disons, femme journaliste ou universitaire, et pas une semi-clocharde, les assos féministes s’en seraient mêlées, elles lui auraient trouvé un très bon avocat, les jurés auraient été en permanence soumis au chantage – au minimum inconscient – d’être des… salauds patriarcaux s’ils l’avaient condamnée, etc., et cette affaire aurait été considérée comme ce qu’elle est : plus un accident malheureux qu’autre chose dans lequel la partie la plus responsable est l’hôpital, et pour laquelle une peine de prison ferme ne s’imposait pas. Mais, pas plus que le reste de la bonne société, les associations féministes – du moins, celles dont on parle ici : celles qui ont de la visibilité, des subventions, du pouvoir et de l’influence – n’aime la marginalité ni les marginaux : ni pute ni clocharde…

XVIII. Des pages sont aussi consacrées à une autre affaire. Dans celles-ci tu écris que tu ne souhaites à personne de voir exhibés les moindres détails de sa vie intime en photos sur un écran du tribunal. Pourrais-tu être plus explicite ?

Il s’agit d’une affaire d’inceste dans laquelle le tribunal a projeté sur l’écran de la salle d’audience, sous les yeux du père et de la fille (et du public présent), les sexe-toys qu’ils ont utilisés ensemble. Il m’a semblé que cela n’était que très peu utile à la manifestation de la vérité, et constitutif d’une brutalité, pour ne pas dire d’un traumatisme, qu’on aurait pu facilement éviter avec un minimum d’empathie. Mais l’accusé (et tant pis pour sa fille !) est là, dans cette affaire comme dans les autres, pour être humilié en public avant de partir en prison. C’est une des nombreuses choses dégueulasses que m’a apprises cette expérience.

XIX. Une avocate talentueuse est félicitée par tes soins. Crois-tu que le système judiciaire serait meilleur et plus juste s’il était composé de personnes aussi qualifiées que cette avocate ou bien est-ce une douce et naïve illusion ?

Oui, je crois ça. Quand j’ai écrit, il y a très longtemps, « Il n’y a pas de méchant système, il n’y a qu’une somme d’individuelles lâchetés », ça ne voulait surtout pas dire (même si ça a été compris par certains, plus ou moins malhonnêtement, comme cela) que, par exemple, le nazisme ou stalinisme n’ont jamais existé et que les déportés des camps de concentration ou des goulags l’ont bien cherché puisqu’ils se sont laissé faire ! Surtout pas ! Mais ça veut dire, en miroir, que chacun de nous possède un tout petit bout de pouvoir lui permettant de rendre la réalité, à son échelle, un peu meilleure. Et que pour cela, il faut du courage, dans les deux sens du terme, comme antonymes de lâcheté et de paresse. Cette avocate était commise d’office, très mal payée, et elle aurait pu assurer le service minimum en s’en foutant un peu. Mais elle a investi de l’intelligence, du travail et de la détermination dans cette affaire et, grâce à cela, elle a épargné quelques années de prison à son client. Et ainsi, elle a contribué, modestement mais efficacement, à son échelle, à rendre (pour reprendre tes termes) le système judiciaire meilleur et plus juste.

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« L’IMAGE DU MONSTRE EST CONFORTABLE POUR TOUT LE MONDE »

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XX. La réflexion sur la normalité, l’anormalité et les monstres qui est développée vers la fin du livre est intéressante. Tu la présentes vite fait ?

Pour le coup, ce n’est pas moi mais l’avocate en question qui, dans sa plaidoirie, a développé cette idée effectivement très intéressante : l’image du monstre est confortable pour tout le monde. Si le criminel est un monstre, un être anormal, et pas un humain guidé par des déterminismes sociaux et psychologiques, alors, aucun de nous n’a à réfléchir sur ses actes et leurs causes : ça ne pourrait pas nous arriver, à nous, puisque, nous, nous sommes normaux ! De mon côté, j’en profite pour prolonger la réflexion en rappelant que toutes les études sérieuses sur le sujet montrent que les tortionnaires des dictatures ne sont pas des psychopathes mais des gens très ordinaires (on en revient d’ailleurs également à l’expérience de Milgram – tout se tient pas trop mal…), et que beaucoup de nos voisins (et pourquoi pas nous-mêmes ?) pourraient devenir des… monstres pour peu que le système politique leur permette…

XXI. Les Neuf Salopards est un livre à la fois accablant, drôle et provo, même si on a connu Vaquette beaucoup plus hard-core

On m’avait dit la même chose à propos de mon Je ne suis pas Charlie (je suis Vaquette), sorti dans la foulée des attentats de janvier 2015, qui est un bouquin beaucoup plus humaniste que radicalement djihadiste – étonnant, non ? Qui sait ?, si ça se trouve, je ne suis pas un vrai punk anarchiste prêt, le couteau entre les dents, à recouvrir le monde de sang (et de bière vomie), mais un authentique cœur d’or, tendre comme « un bisou d’enfant » déposé chastement (tu parles !) sur la joue de « la stagiaire de la curatrice de l’accusée », « au bord du Grand Canyon rougi par le soleil couchant, [pendant que] nos deux chevaux paissaient la cocaïne »…

BIG MERCI T.-E. Vaquette pour cette interview éclairante et enrichissante !

Pour commander Les Neuf Salopards (dédicacé) et les autres œuvres de l’artiste, cliquez sur sa page VPC.

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